Comprendre le Digital Markets Act et son impact sur les e-commerces belges
Le Digital Markets Act (DMA) est un règlement européen majeur qui va profondément transformer la manière dont les e-commerces belges sont visibles et référencés sur les grandes plateformes en ligne. Adopté par le Règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022, le DMA vise à encadrer les grandes plateformes qualifiées de « contrôleurs d’accès » (gatekeepers) comme Google, Amazon, Apple, Meta ou encore les grandes marketplaces.
Pour les entreprises belges actives dans le commerce électronique, ce texte ouvre à la fois des opportunités de visibilité accrue et de nouveaux défis de conformité. Comprendre ses mécanismes est essentiel pour anticiper les changements à venir sur le référencement, la publicité en ligne et l’accès aux données.
Que prévoit le Digital Markets Act ? Bases juridiques et objectifs
Le Digital Markets Act s’applique aux grandes plateformes qui remplissent certains critères de taille et d’influence sur le marché intérieur européen. Selon l’article 3 du Règlement (UE) 2022/1925, un contrôleur d’accès est une entreprise qui :
- a une forte empreinte économique dans l’Union européenne (chiffre d’affaires annuel dans l’UE d’au moins 7,5 milliards d’euros ou capitalisation boursière d’au moins 75 milliards d’euros),
- fournit un service de plateforme essentiel dans au moins trois États membres,
- détient une position de contrôle durable sur l’accès des entreprises utilisatrices et des consommateurs.
Les « services de plateforme essentiels » incluent notamment :
- les moteurs de recherche en ligne (ex. Google Search),
- les services de réseaux sociaux (ex. Facebook, Instagram),
- les services de publicité en ligne,
- les marketplaces et plateformes d’e-commerce (ex. Amazon Marketplace),
- les systèmes d’exploitation mobiles,
- les services d’intermédiation en ligne (ex. comparateurs de prix, plateformes de réservation).
L’objectif affiché par le législateur européen, tel que rappelé dans le considérant 10 du Règlement (UE) 2022/1925, est de garantir des marchés numériques « équitables et contestables », en évitant qu’un petit nombre d’acteurs contrôlent l’accès aux clients finaux et imposent un désavantage systémique aux autres entreprises, y compris les PME et e-commerces nationaux.
Fin de l’auto-préférence : un enjeu clé pour la visibilité des boutiques en ligne belges
Un des changements les plus attendus par les e-commerces belges concerne la fin des pratiques dites d’auto-préférence (self-preferencing). L’article 6, paragraphe 5 du DMA interdit aux contrôleurs d’accès de favoriser leurs propres services ou produits dans le classement, l’affichage ou l’accès, par rapport à ceux des entreprises tierces.
En pratique, cela signifie par exemple :
- qu’un moteur de recherche ne pourra plus systématiquement placer ses propres services d’achat ou de comparaison de prix devant les résultats des marchands tiers,
- qu’une marketplace ne pourra plus promouvoir ses marques propres au détriment des vendeurs indépendants, via des algorithmes de recommandation opaques,
- qu’une plateforme de livraison ne pourra plus favoriser les restaurants ou commerçants qu’elle possède ou contrôle.
Pour les e-commerces belges, ce rééquilibrage pourrait se traduire par :
- une meilleure visibilité organique sur les résultats des moteurs de recherche,
- un accès plus juste aux « premières positions » dans les listings produits des marketplaces,
- une concurrence plus transparente avec les marques et services internes des grandes plateformes.
Cet encadrement vient compléter d’autres règles issues du Règlement (UE) 2019/1150 relatif aux relations entre plateformes en ligne et entreprises (P2B), qui impose déjà une transparence des paramètres de classement des produits et services proposés par les entreprises sur les plateformes.
Accès renforcé aux données : un levier stratégique pour les e-commerces belges
Le DMA prévoit également un meilleur accès aux données générées par les activités des entreprises utilisatrices sur les plateformes. L’article 6, paragraphe 10 impose aux contrôleurs d’accès de donner aux entreprises un accès effectif à leurs données de performance, y compris celles relatives :
- aux clics, impressions et conversions,
- aux requêtes de recherche internes à la plateforme,
- aux interactions des utilisateurs avec leurs produits ou services.
Pour un e-commerce belge, cela peut se traduire par :
- une meilleure compréhension du comportement de ses clients sur la plateforme,
- des données plus fines pour optimiser ses fiches produits, ses prix et ses campagnes marketing,
- une capacité accrue à comparer sa performance avec les tendances générales du marché.
Ce changement vient renforcer les droits déjà consacrés par le Règlement (UE) 2016/679 (RGPD) en matière de protection et de portabilité des données personnelles, mais ici appliqués aux données d’usage et de performance dans un contexte B2B entre plateformes et e-commerces.
Publicité en ligne et transparence : un cadre plus clair pour les annonceurs belges
Les e-commerces belges qui investissent dans la publicité en ligne bénéficieront aussi de nouvelles règles de transparence. Le DMA, notamment à l’article 5, paragraphe 9, impose aux grandes plateformes d’offrir aux annonceurs et aux éditeurs un accès aux outils de mesure de performance et d’optimisation des campagnes, ainsi qu’aux données nécessaires pour vérifier l’efficacité de leurs publicités.
Cela implique :
- une meilleure visibilité sur les critères de diffusion des annonces,
- la possibilité de vérifier les statistiques communiquées par la plateforme,
- une réduction des asymétries d’information entre la plateforme publicitaire et l’annonceur.
Combiné aux exigences du Règlement (UE) 2022/2065 sur les services numériques (Digital Services Act – DSA) concernant la transparence des publicités et des systèmes de recommandation, ce cadre va permettre aux e-commerces de mieux contrôler leurs investissements publicitaires et d’ajuster leurs stratégies d’acquisition client.
Pratiques proscrites : ce que les grandes plateformes ne pourront plus faire
Plusieurs pratiques jugées déloyales ou limitant la contestabilité du marché sont directement interdites par le DMA. Parmi elles, certaines ont un impact direct sur la visibilité et les marges des e-commerces :
- Interdiction d’imposer l’utilisation de certains services auxiliaires (article 5, paragraphe 7), comme des systèmes de paiement ou de livraison spécifiques, lorsque cela empêche le recours à des solutions alternatives.
- Interdiction de combiner les données issues de différents services sans consentement (article 5, paragraphe 2), ce qui limite la capacité des plateformes à profiler les utilisateurs de manière extensive pour favoriser certains produits ou services.
- Interdiction d’empêcher les entreprises de proposer des offres plus avantageuses en dehors de la plateforme (article 5, paragraphe 3), ce qui remet en cause certaines clauses de parité tarifaire (most favoured nation) utilisées par des plateformes de réservation ou des marketplaces.
Pour les e-commerces belges, cela signifie une plus grande liberté dans la construction de leur politique de prix et de leur stratégie omnicanale, y compris sur leur propre site marchand ou via d’autres canaux de distribution.
Opportunités de visibilité pour les e-commerces belges
L’application du Digital Markets Act devrait ouvrir plusieurs opportunités concrètes pour les entreprises belges présentes sur les grandes plateformes :
- Rééquilibrage du référencement : en limitant l’auto-préférence, les résultats liés aux e-commerces indépendants pourront apparaître de manière plus neutre dans les classements et recommandations.
- Meilleure exposition aux comparateurs et services tiers : la fin de certaines restrictions facilitera l’accès à des services d’intermédiation alternatifs, comme les comparateurs de prix, qui peuvent offrir une vitrine supplémentaire aux marchands belges.
- Stratégies de prix plus flexibles : la possibilité de proposer des prix différents sur divers canaux pourra être utilisée comme un levier pour attirer les consommateurs vers le site e-commerce propre de l’entreprise, tout en conservant une présence sur les grandes plateformes.
- Optimisation fondée sur les données : un accès plus large aux données de performance permettra d’affiner les fiches produits, le référencement naturel (SEO) interne aux marketplaces et la segmentation des campagnes publicitaires.
Comment les e-commerces belges peuvent-ils se préparer ?
Pour tirer pleinement parti du Digital Markets Act, les e-commerces belges peuvent d’ores et déjà adopter plusieurs démarches stratégiques :
- Auditer leur dépendance aux grandes plateformes : analyser la part du chiffre d’affaires réalisée via les marketplaces, moteurs de recherche et réseaux sociaux, afin d’identifier les risques et les opportunités.
- Renforcer leur présence multicanale : combiner leur propre site e-commerce avec une présence optimisée sur différentes plateformes, tout en exploitant la nouvelle liberté tarifaire.
- Mettre en place une gouvernance des données : organiser la collecte, l’analyse et l’exploitation des données mises à disposition par les plateformes, dans le respect du RGPD et de la législation belge (notamment la Loi du 30 juillet 2018 portant protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel).
- Surveiller les ajustements des algorithmes de classement : suivre les communications officielles des plateformes, qui devront, en vertu du DMA et du Règlement (UE) 2019/1150, expliquer davantage les principaux paramètres de classement.
- Former les équipes internes : sensibiliser les responsables e-commerce, marketing et juridiques aux nouvelles règles, afin d’identifier rapidement les pratiques potentiellement non conformes des plateformes et de faire valoir leurs droits auprès des autorités compétentes.
Rôle des autorités et voies de recours pour les entreprises belges
Le DMA confie un rôle central à la Commission européenne, qui est chargée de désigner les contrôleurs d’accès et de veiller au respect des obligations prévues par le règlement (article 1 et article 3). En cas de manquements, la Commission peut infliger des amendes allant jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial total de l’entreprise, voire 20 % en cas de récidive (article 30).
Les entreprises belges qui estiment subir un préjudice du fait d’une violation du DMA peuvent :
- saisir la Commission européenne avec des informations étayées sur les pratiques en cause,
- se rapprocher de l’Autorité belge de la concurrence (ABC), compétente pour les questions de concurrence sur le marché belge,
- envisager des actions en responsabilité civile devant les juridictions nationales, en s’appuyant sur la violation d’une norme européenne directement applicable.
Ces leviers complètent les protections existantes au titre du Code de droit économique belge, notamment en matière de pratiques du marché et de protection de la concurrence (Livre IV – Protection de la concurrence, Livre VI – Pratiques du marché et protection du consommateur).
Perspectives pour le commerce électronique en Belgique
Le Digital Markets Act s’inscrit dans un mouvement plus large de régulation du numérique en Europe, aux côtés du Digital Services Act, du RGPD et d’initiatives sur la gouvernance des données (telles que le Règlement (UE) 2022/868 sur la gouvernance des données). Pour les e-commerces belges, la période à venir sera marquée par :
- une intensification de la concurrence en ligne, rendue plus équitable par la limitation des abus de position dominante des grandes plateformes,
- une nécessité d’investir dans la qualité de l’expérience utilisateur, du contenu produit et du service client pour se distinguer,
- une opportunité d’augmenter leur visibilité internationale, en profitant de règles harmonisées à l’échelle de l’Union européenne.
En s’appropriant les nouvelles possibilités offertes par le DMA, les e-commerces belges peuvent renforcer leur position sur les grandes plateformes en ligne, tout en consolidant leur indépendance stratégique et leur capacité d’innovation.
